AUTOPSIE D'UNE PLANCHE DE SHOOJO MANGA


à la recherche des éléments d'articulation de la création en BD


© Taro Ochiaï 1995.

     X     


  • Nous essayerons par une approche analytique de dégager des centres d'articulation qui régissent la forme "shoojo-manga" sans pour autant ni dresser un inventaire complet, ni se donner l'exhaustion des illustrations du genre pour base de travail, ce qui aura forcément pour incidence une réflexion partielle et partiale... Mais il nous sera loisible plus tard d'en reparler puisque le propos est une tentative de lecture analytique de la Bande Dessinée ! Tout mon texte d'ailleurs n'est prétexte qu'au développement d'outils pratiques et est plus une recherche qu'une présentation d'une théorie... Quant au style, je ne peux pas m'empêcher d'être prolixe : c'est par plaisir et par faiblesse, d'aucun le sut ou le devina dès les premières lignes ! Ha ! Ha ! Ça ne m'empêche pas d'être nègre de François chez Tsunami ! Gniark ! Gniark ! Gniark!... Tant pis, on fournira une version édulcorée dans cinq ans tiens !

  • Certes eut-il été plus légitime d'inaugurer une telle rubrique sur un sujet ou un auteur représentatif de mes prédilections... Moebius, Krigstein, Bodé, Prado, Breccia, Franquin, Wrightson, Herriman et certains bijoux Futuropolis pour les classiques, sinon, des titres Delcourt, parfois Vents D'Ouest, Otomo, Kourita, Morimura, etc, etc..., mais pourquoi pas celui-ci à plus forte raison qu'il est justement sujet à controverse et qu'il est un lieu suffisamment riche pour poser les premiers résultats partiels des recherches en hautes technologies de pointe du Beff,'Toh (poil au faon!!!). Mais tout d'abord, pour les néophytes : "shoojo manga", du japonais shoojo = adolescente, jeune fille et manga = BD. Shoojo manga, BD de fille. Et soit dit en passant, shoonen manga, BD de mecs, hé !

  • Des multiples facettes que présente la BD japonaise dans son acception la plus large... multiples facettes dont on verra qu'elles ne forment qu'un tronc commun finalement très peu ramifié... et que par exemple la multiplicité des genres dans la BD franco-belge est à certains égards sensiblement supérieure à celle japonaise (l'originalité de la forme)..., le "shoo-jo-manga", tel est son nom donc, possède un statut spécifique du fait qu'il soit unique en son genre : dans sa prolifération d'une part et en ce qu'il est fruit de la culture japonaise de l'autre.

  • Un genre BD se constitue autant sur des données plastiques (le dessin), narratives (l'histoire) que circonstancielles (la circonstanciation, soit la bande blanche, l'entre-image...). C'est dans ces déterminations (ce sont les principales) que le shoojo-manga dénote une puissance formidable dans son autonomie à fonctionner quasiment toujours de la même façon quelque soit la BD que l'on prenne pour exemple. Pourtant nous verrons que par delà cette puissance, nous avons bien affaire à une matière sans profondeur dans sa facette "artistique" et qu'en réalité sa nature le rapproche fondamentalement des Peanuts et autres ouvres du même type dont la forme se caractérise par une authenticité qui ne trouve son déploiement que dans la pauvreté dont ils vivent.

  • Ainsi, après un préliminaire qui me permettra d'exposer les bases de mon raisonnement, après avoir survolé très rapidement des lieux communs au genre, nous nous attaquerons à une exploration plus approfondie par le biais d'exemples concrets afin de tenter de cerner la matière dont ce genre se repaît pour "fonctionner" comme je le prétends si bien...

  • Cette matière n'est nul- lement tributaire de quelque faiblesse, de quelque minorité de genre, de quelque absence totale "vérité artistique", ou pire comme le verra plus loin...... tous arguments a priori dont on pourrait la qualifier... mais est la spécificité de ce genre même... Car le propos est ailleurs. De même, les qualificatifs contraire dont afflu-blent couramment les borgnes défenseurs du manga le manga (sic ! sic !) comme cette spécieuse "richesse explosive" du découpage des planches et autres riches trouvailles, vénérées par eux, sont -ils à mettre dans les cageots de bois à linge sales de l'exotisme aux côtés des peyotls castanediens, du Club Méd ou des actions humanitaires (1)... Histoire d'une bonne lessive de cerveau... Tant qu'on y est ! Cela nous permettra ensuite le rapprochement avec d'autres genres et de poser enfin le liminaire d'un partage stylistique vraisemblable...... si je peux !

  • Une argumentation culturelle sous-entend un point de vue de lecture selon les modalités de la BD franco-belge voire américaine étant donné que le lecteur français n'a été formé qu'à celles-là (1bis). Au pire, ne pas être habitué à une certaine forme ou à certaines modalités d'une forme peut être à l'origine du rejet total de cette forme-là sans même que le spectateur ait eu le temps de conscientiser le fait qu'il pourrait éventuellement, de la différence, tirer les richesses dont, à la fois, il n'a pas idée et il manque. Ce principe universel s'applique tout particulièrement au chaud débat entre les soi-disant initiés et non-initiés du pour ou contre la BD japonaise, DA japonais et autres considérations polémiques douteuses, manifestations évidentes de la mauvaise foi de chacun, ou du point de vue que je défends : de leur sens peu développé de la communication interculturelle. Si tel amoureux de la BD (le dit-il et le pense-t-il), fervent lecteur de Tintin, Astérix et Lucky Luke, referme avec violence et un dégoût affiché un livre de BD parce qu'il a à peine entr'aperçu des grands yeux étoilés ("horreur ! du manga !"), n'est-il pas beaucoup plus surprenant de voir ces fous de BD nipponnes renier la bonne BD franco-belge avec le mépris le plus profond, avec à plus forte raison de douter quand ils disent avoir lu le dernier Dragon Ball sans qu'ils aient jamais de leur vie pris japonais en seconde langue vivante après l'anglais ? (merci Epic, Viz & co quand même...) On s'en doute, le débat s'origine ailleurs et trouvera sa résolution dans l'anthropologie de la communication et de la connaissance. Les vagues de l'Exotisme jalonnent l'histoire de France depuis bien des siècles... Là n'est pas notre propos et nous n'en dirons pas plus.

  • Une lecture qui fasse fi de nos habitudes et les transcende, voilà qui est un défi formidable ! La tentative d'un oil interculturel pourrait-il être atteint grâce à certains outils que j'exposerai plus loin !... Je le souhaite à tous. A remarquer toutefois que l'on doit rester lucide : quand on sait que des méga-entreprises qui brassent des millions et des milliards commencent seulement à comprendre l'importance de la connaissance et de la maîtrise non seulement des habitudes culturelles de l'Autre mais aussi du comportement interculturel à adopter pour pouvoir augmenter un chiffre d'affaires (la relation est évidente pourtant : la gestion est la gestion des hommes, n'est-il pas ?), on peut se demander en quoi notre présente tentative peut porter des fruits... Ou peut-être est-ce parce qu'il ne s'agit pas de business mais de plaisir que la chose sera possible ? Bah, tentons la marche avant quitte à faire des oublis...

  • En ouvrant donc un livre de shoojo-manga... en livre de poche, format conventionnel au Japon pour toute BD..., ce qui frappe l'oil occidental, au-delà des obstacles habituels comme le sens de lecture ou la langue, ou autres xénophobies pseudo-subconscientes, c'est: le vide total qui semble parsemer les pages... Je dis "vide total" car effectivement, il semble qu'il y ait vraiment "peu de chose" dans un shoojo manga! C'est vrai qu'en comparaison, un bon Blueberry (made in Moebius of course!) ou un bon Spirou (made in Franquin of course !) suffirait pour être tenté d'en déduire qu'il est un art bien mineur, sans intérêt, nul, à chier, pipi de crotte, etc; ou encore que c'est révolutionnaire, quelle envolée ! Extraordinaire maquette éclatée ! Qui vous explose en pleine gueule ! Génial !... Hum...

  • Dans un légitime souci de comprendre la folie des Japonais cependant, notre oil (occidental) peut-il faire l'effort de repérer des éléments de recherche sensiblement objectif pour en déduire certains jugements vraisemblables : "composition des cases éclatée pour donner plus de mouvement" pen-se-t-il, puis : "mais acte purement gratuit et manquant totalement son effet ! Ça ne m'émeut pas je vous dis !"... "Utilisation de la trame pour remplir le dessin qui décidément manque de profondeur" pense-t-il, puis : "mais la trame mécanique renforce cette absence ! Eh oui !"... "Sophistication du dessin" pense-t-il, puis : "mais sophistication gratuite, inégale, artificielle, sans la maîtrise artisanale et élucubrante (2) du dessin...Comment peuvent-ils se prétendre dessinateurs ces gens-là ?", etc, etc, etc...... je renvoie, en guise d'illustration fournie, au Mangazone 5 de 1992 sur, justement, les shoojo manga pour une présentation rapide mais bien pertinente du genre.

  • A terme, c'est : on pense en terme d'Art, et le commercial, ça ne peut être de l'Art... Tels jugements peuvent continuer de s'entasser longtemps pendant des colonnes et des colonnes car ils manquent constamment leur objet... Fondamentalement différente dans certaines modalités de sa nature, la BD de fille japonais est un faux mystère. Entrons désormais de plein pied dans l'approche théorique ainsi qu'il me plaît de la développer.

  • L'Art s'actualise en des lieux que toute analyse sémiologique, sémiotique, sémique ne peut cerner sans nous fourvoir. Des repérages sont certes possibles et maints ouvrages qui ne manquent pas d'intérêts ont été écrits pas d'éminents spécialistes de la question...même en BD d'ailleurs. De surcroît, l'impéria-lisme du dieu Raison dans la culture occidentale est telle qu'il grève sans vergogne la création-même de sa rigidité et maints créateurs de l'Art Contemporain n'ont-ils pas manqué de dénoncer ce soi-disant Principe. D'autres ne furent pas en reste cependant, puisqu'on pourrait dire que ce phénomène culturel atteint son summum avec l'art conceptuel... Mais que l'inscription dans le champ contemporain doive s'accompagner du discours pour que cette ouvre soit Erreur! Source du renvoi introuvable. (dans les deux sens du terme) peut nous amener à une remise en question eu égard au terrifiant sérieux dans lequel sont embourbés nos meilleurs têtes pensantes !

  • Et déjà sommes-nous à l'aube d'une ère nouvelle ? Celle de la mort du discours comme référence unique ? Historiquement, la naissance de la BD n'en est-elle pas un des multiples symptomes de cette nouvelle étape de la civilisation mondiale (3) ?

  • C'est pourquoi une analyse de la BD comme discours ne peut être que spécieuse : la BD n'est déjà plus le discours mais bien une modalité de "l'image". Toutes les approches discursives sont donc spécieuses et superficielles, et en fait, marchent tout bonnement à côté de leurs pompes.

  • Philosophe du tout début du siècle, Husserl distingue deux catégories bien distinctes de signe : les signes-expressions et les signes-indices. Le signe-expression est le signe qui exprime quelque chose, le signe qui veut dire quelque chose. Un panneau de signalisation "STOP" veut dire "stop !". Le signe-indice est un signe qui ne cherche pas à vouloir dire quelque chose. Le signe-indice n'exprime pas. Les canaux de Mars ne veulent rien dire en soi. Libre à Schiaparelli d'en déduire que ces canaux sont la preuve d'une civilisation technologiquement très développée. Les hypothétiques Marsiens n'ont pas érigés ces canaux pour nous dire quelque chose... A fortiori s'il n'y a ni Marsiens, ni canaux, mais seulement un effet optique... C'est dans le cadre de ce partage fondamental qu'un premier pas peut être fait dans notre analyse (plus tard Peirce, plus tard... D'abord je reste sur Husserl).

  • En ce qu'elle s'actualise dans l'ordre du sensible et de la sensation, l'Art se constitue en signes-expression (qu'on appellera désormais expression) et en signes-indice (qu'on appellera désormais indice). L'insurmontabilité du discours concep-tuel à appréhender ce qu'il nomme "beau", manquant toujours le coeur de son propos et se prétendant même à un tel écart (4)... point aveugle de la raison... provient d'une approche philosophique imprégnée de siècles d'hypocrisie catholique (5). La séparation corps / esprit fait partie intégrante de la culture occidentale et donc toute forme issue de cette culture sera empreinte de cet aveuglement... L'Art n'y échappe donc pas, étant le fruit et l'habitat de l'être culturel qu'est l'artiste... C'est dans la conscience d'un tel contexte de folie que nous devons aborder notre propos... Car le manga ignore ces dilemmes. Tout du moins n'est-il pas confronté à ces choses (figures immuables de l'indifférence et de l'ignorance) dans un même contexte culturel et historique... ce qui change tout. La BD japonaise en France, c'est un de ces choc culturel aux effets plus important qu'on ne pourrait le croire !...

  • Si les expressions s'organisent selon la raison, les indices, eux, s'actualisent dans une "structure" particulière que j'appellerais rhizome par opposition aux racines ou arbres logiques de décomposition que l'on connaît dans la littérature scientifique contemporaine. Le rhizome à cet égard n'est plus une "racine" malgré l'étymologie mais quelque chose comme un faisceau de brindilles attachées ensemble avec une ficelle ou les fils de cuivre traversant la gaine d'un cable audio... Boite noire, dirait-on, du signe, en ce qu'elle ne peut être saisie et montrée du doigt comme le voudrait la Raison... " là! là ! des Peyotls !"... merci Carlos... le rhizome indiciel pourtant s'en donne à coeur joie dans toutes les ouvres picturales de l'Histoire de l'Art, et en fait, dans toute image, si l'on reste dans les limites de notre sujet. Le discours toujours travaille sur les expressions mais peut aussi travailler sur les indices. C'est ce que nous nous proposons de faire... Enfin, on va s'y essayer !

  • Nous travaillerons sur des échantillons pris au hasard dans la bibliothèque du Beff'Toh. J'aurais aimé voir en particulier les premières planches du volume trois de Sain Cosain Rabu Sain (Sinus, Cosinus, Love Sign) [SCLS] de Miwa UEDA et, profitant de ce que ça va paraître chez Glénat, des planches de Sailor Moon [SM] de Naoko TAKEUCHI mais cela aurait pris trop de place. L'échantillon sélectionné est donc minime, mais il est assez riche (les deux premières planches du SCLS). Peut-être pas pour nous faire atteindre notre objectif mais suffisant pour débroussailler le terrain...


    planche 1 de Sinus, Cosinus, Love Sign


  • La plupart des shoojo manga sont en quelque sorte dans la droite lignée des romans à l'eau de rose de la collection Harlequin. Voilà le point de vue d'un Groensteen (dans son livre sur les manga). A l'eau de rose, certes ils le sont. Du moins peuvent-ils l'être. Car si le principal sujet traité est souvent l'amour, l'amour impossible, pseudo-romantique ou romantique à souhait, relations triangulaires, trahisons amoureuses, etc, etc... On connaît tous Candy Candy pour la série animée et la BD depuis '94. Candy toujours rêve de son Prince Charmant... et toutes les héroĩnes de ces BD font-elles de même chacune à leur façon... Certes. Mais ne s'agit-il pas d'abord d'une forme plastique spécifique qui peut autant renvoyer à des contenus narratifs autres que la crème : l'horreur, la SF, le médiéval-fantastique, le sport...?

  • Les articulations narratives sont de même nature que dans tous les genres s'y attachant et ce ne sont pas à elles que nous allons nous intéresser directement. Par contre, il nous intéressera beaucoup plus de repérer dans le cadre de la forme shoojo manga, les signes-indices qui concourent à faire fonctionner ce genre dans son autonomie si caractéristique. C'est ce fondement qui me permet de dire que considérer le Prince Saphir (Ribon no Kishi) comme du shoojo manga est une profonde absurdité. Tezuka a influencé des générations de dessinateurs et ceux-là ont développés des formes qui ne s'apparentent plus que de façon minime à cette ouvre dont on dit qu'elle est l'origine de tout. Pour ne parler que de Riyoko Ikeda, au Japon, la tradition ou plutôt le fantasme du travestissement ne date pas du Prince Saphir et ce n'est qu'un aspect de la culture japonaise que le fantasme du "être à une autre place que celle que j'occupe"... La Rose de Versailles n'a rien fait d'autre que de renouer avec un des aspects de sa culture cachée (terminologie Hall).

  • Historiquement, donc, le shoojo manga ne prend son autonomie que lorsqu'il a trouvé ses principaux vecteurs directeurs. Les premières ouvres qui ont l'influence Tezuka ne se constituent pas sur ces vecteurs directeurs caractéristiques et sont des créations dirait-on "intermédiaires"... Le temps que le genre atteigne une certaine maturité ! Il serait d'ailleurs très intéressant de dégager les éléments de cette évolution dans une étude historique... Quant aux ouvres de Tezuka résolument pour filles (comme Oka no Eriise) elles sont construites dans la pure forme Tezuka laquelle n'a jamais constitué de quelque façon que ce soit une forme shoojo manga mais bien une forme inimitée et inimitable, la sienne propre.

  • Pire encore ! Une appro-che du type de celle de F. L. Schodt parlant du shoojo manga (in Manga! Manga !) est bien plus atterrante. Je cite : "la mise en page est assez abstraite, les images coulent de l'une à l'autre au lieu de progresser de façon cohérente de cadre en cadre. Ces mangas peuvent faire fusionner un mélange de gros plans faciaux, de textes flottant librement sans être attaché à un personnage particulier, de rayons de lumières et de fleurs abstraites, et laisse tout ceci dériver lentement de page en page, sans relation apparente" (c'est nous qui soulignons). Elle donne une vision erronée non pas seulement du shoojo manga mais de la BD-même... Telle est la triste illustration d'un colonialisme culturel impuni. La BD est bien plus que la somme de "cadres", de "textes attachés à un personnage", etc. Une conception aussi réductrice d'un genre ne peut que nous faire soupirer et rendre grâce au Ciel qu'heureusement les dessinateurs de BD ne sont pas aussi des théoriciens !...

  • Rien dans le shoojo manga n'est "incohérent", ni "sans relation apparente avec l'histoire"... Rien n'y est vague ou abstrait... Tout y fonctionne comme une mécanique formidablement bien huilée (à hauteur du talent de l'auteur bien évidemment et eu égard donc à la forme créatrice qui la régit), et... premiers repérages indiciels... cette mécanique est multinivellée en ses nombreuses couches, celles-ci évoluant à des vitesses différentes (encadrements croisés, encadrement-expression, étiquettage symbolique, étiquettage-cadrage, etc) et dans son traitement "symbolique" (au sens étymologique anecdotique) des signes... Si le genre n'était pas efficace, il n'aurait pas le succès populaire qu'il a. Mais au-delà de ce constat, cette efficacité s'actualise dans la particularité de la forme de rhizome indiciel... C'est ce que nous allons chercher à voir en profondeur (et en apnée les mecs, j'espère que vous me suivez toujours !)

  • Dans mon analyse du début du volume 3 de SCLS, je tricherais en faisant comme s'il s'agissait de la toute première planche de l'histoire (or c'est la première du troisième et dernier volume, soit la 400e des quelques 600 planches qui composent le tout...). Bien que je ne cherche pas à développer d'analyse narrative, je commencerai par présenter rapidement nos trois principaux protagonistes de l'intrigue : Sawako Hasumi est la blonde qui s'évanouit. Chihoko Oomori est la fille aux bouteilles de thé. Wataru Saku-yama est le garçon en baseballman qui serre Sawako dans ses bras. Relation triangulaire : le Ouatar et la Tchioque sont ensemble, et le Ouatar aime la Sawaque, et la Tchioque et la Sawaque aiment le même garçon, le Ouatar. Bravo... Ah, quand même: le bouton qui traine par terre, c'est le bouton de l'uniforme du Ouatar : la Sawaque l'avait en sa possession (ô objet de culte et de passion, sublime sublimation de l'amour imposs... / etc...). Elle voulait le rendre à son propriétaire à la fin du précédent volume... Mais comme je l'ai dit on va faire comme si de rien n'était : tout commence avec cette planche (mais ce n'est pas gratuit : ce n'est pas le début d'un volume pour rien).

  • Par ailleurs, je tâcherais de respecter un tant soit peu un ordre d'analyse. Celle-ci débutera toujours après les inévitables explications linguistiques par une approche plastique à commencer par une description rapide dans les trois plans distinctifs de toute BD : l'espace de représentation (Eº) bien sûr, mais surtout l'espace représentant (Ea) et l'espace représenté (Eé). Il m'apparaît fondamental dans l'ordre de l'approche indicielle de distinguer ces trois espaces de structure caractéristiques de la BD afin qu'ils soient mis en rapport.

  • L'analyse plastique se poursuit au-delà du descriptif par une approche symbolique (sens étymologique), formelle, pré-intentionnelle des représentations. L'analyse indicielle se fera plus particulièrement dans le cadre d'une étude de l'étiquettage et de l'encadrement effectuée au sein des espaces, considérés séparément ou dans leur interaction. L'analyse de la circonstanciation sera constamment faite à toutes occasions se présentant afin de bien dégager à chaque instant les vecteurs directeurs du rhi-zome indiciel et parvenir à définir au mieux la forme créatrice de l'au-teur.

  • Il va toutefois de soit que l'on ne pourra pas se permettre de développer dans son exhaustion les éléments d'analyse ni l'ensemble des commentaires relatifs à ces éléments. L'on se bornera à notre objectif premier qui est de tenter de montrer la fonctionnalité du genre dont nous parlons à travers ces exemples. C'est l'apnée complète ! Ça va y aller !

  • SCLS, planche 1 (7) : case de la fenêtre: "Ooo !"... cri d'un joueur de baseball, dehors, par la fenêtre... "kakinn !"... son caractéristique de la batte de baseball en aluminium... L'onomatopée est courante (8). En bas : "Ooow ! Allez on y va !!"... "kakiiinn...". Les rencontres de baseball des lycées sont chaque année un événement national... La plupart des pros ont été recrutés à la sortie de terminale parce qu'ils se sont fait remarquer à ce moment-là...

  • L'Eº est le même à toutes les planches. Le format poche et le format presse BD nipponne (les 500 pages en B5) sont différents mais sont des livres; avec des pages qu'on tourne. L'encre peut ne pas être noire et le papier blanc dans le magazine (le premier est souvent bleu, rouge ou vert, le second, rose ou bleu clair) mais ces choix marketing correspondent parfaitement à la forme plastique : traitement hyper graphique dont usage maximum de la trame mécanique et trait du dessin le plus fin possible et aplats noirs. Cette plastique mécanique fait que rien ne peut venir la nier, en tout cas dans ce sens. On ne reviendra quasiment plus là-dessus. Je tiens toutefois à noter que cet espace de représentation est le même que cela soit du shoojo manga ou autre chose, Hokuto no ken, CDZ, DBZ, etc. Oui, on ne peut être plus rigoureux : un livre est un livre si c'est un livre. Le point commun à tous les shoojo manga cependant est son identité graphique. Ouvrez donc un Margaret Comic ou un Betsufure (Bessatsu Friend), tout gros pavé en pécu mensuel for girls : c'est étonnant de voir comme toutes les pages suivent une même ligne stylique (ce qui n'est pas le cas dans un Jump par exemple : une notable diversité en émane, une notable médiocrité pourrait-on ajouter d'ailleurs... alors que sur ce dernier point, dans le shoojo manga, tel qualificatif est difficilement légitimable, en tout cas au premier abord, tant les repères comparatifs manquent !)... C'est donc dans un tel Eº où "tous les chats son gris" que s'actualisent les formes spécifiques à chaque créateur.

  • Dans une approche européenne, cartésianisme aidant, l'Ea et l'Eé trouvent une distinction claire dans une représentation sans "ambigüité" où, tel le travail d'un enfant bien sage et très obéissant, sont collées soigneusement des images les unes à côté des autres, toute l'attention créative étant portée sur ce qui se passe dans les cases (8bis). Il a fallu beaucoup attendre avant que les créateurs commencent (commencent seulement) à s'ouvrir aux libertés de l'Ea... Comme exemple probant, il me vient le Creuset de la Douleur; mais il existe pleins d'autres tentatives, moins belles peut-être ou plus anciennes... une étude d'une évolution de cette liberté serait très intéressante d'ailleurs tiens. Ça risque de faire l'objet d'un prochain article ... oulah ! il va m'en falloir de la doc.!...

  • La courbe de composition générale, descendante eu égard au sens de lecture japonais se dégage immédiatement. La composition particulière des premières vignettes qui viennent "se planter" sur la vignette inférieure peut être considérée comme une mise en abîme classique. Les deux premières, ces bandes verticales de trame en dégradé (ce n'est plus visible dans la reproduction) qui sont comme on peut le constater sans élément figuratif, fonctionnent comme un renvoi de la figuration de la troisième et dernière vignette de cette mise en abîme : c'est une disposition de l'Ea qui suffit à déterminer un Eé avec des contenus. Bien sûr un élément sans valeur en soi peut, en interaction avec d'autres, prendre une valeur propre et essentielle. Ainsi, ce qui ne sont ici que des "bandes grises" pernnent, par leur mise en relation avec la troisième case, leur valeur figurative fondamentale. C'est la disposition qui permet de se passer de contenu plastique. Telle est une des formes de la métaphore iconique, laquelle, contrairement aux avis de certains théoriciens de l'image, existe et fonctionne plus souvent qu'on ne le croit en BD (9).

  • Mais ce que je veux relever est que ces bandes n'ont pas pour rôle unique de donner une continuité figurative à la progression non-figuratif / figuratif mais qu'elles jouent un rôle à d'autres niveaux comme nous le verrons plus loin, et que cette chose prend toute sa valeur justement parce qu'elles sont des "bandes" (en Ea) et non une représentation en Eé encadrée...

  • Dans l'ordre de l'Ea toujours, ce qui dans une chrono-logie est une vignette unique de la planche sur laquelle "viennent" s'introduire nos précédentes bandes correspond bien évidemment à l'aboutissement transformée de la progression de la mise en abîme. Véritable arrêt sur image d'une mise en abîme progressive en cours d'actualisation : nos bandes verticales ne font que commencer de se planter dans la vignette unique comme des choux qu'il faut aligner dans un champ. D'ailleurs, que cette vignette inférieure même disparaisse dans la marge de gauche corroborre à l'évidence ce point de vue : le champ s'y poursuit.

  • Cependant, cette approche est un leurre car une planche est toujours un tout et achevée (dans le temps) : c'est donc plus en termes de mouvement et d'immobilité qu'il faudrait parler. Ainsi les bandes ont-elles le mobile en elles, et la grande vignette inférieure, lourde, l'immobile.

  • De ce constat, nous pouvons passer à un autre niveau de conceptualisation et considérer le rectangle blanc en haut à gauche de la planche. Car ce blanc occupant une surface non négligeable renforce plus que jamais l'intelligence de la composition de l'Ea. Dans cette propension naturelle de notre vue à mettre en relief le lumineux, le clair, et à éloigner l'ombre, le sombre, ce rectangle est l'élément qui par contraste accentue la profondeur de la troisième bande (sombre) mais est aussi ce blanc d'absence d'un fond sur lequel viennent se poser les vignettes. Comme nous le verrons plus loin, le rôle de ce rectangle "qui n'est qu'un fond" est essentiel à la production de l'émotion dans cette planche.

  • Dans son rapport avec l'Ea, l'Eé est la l'espace de représentation figurative "dans les cases". A cet égard, la composition d'une image ne renvoie pas qu'à une construction du visuel DANS son encadrement (comment l'image est cadrée, composée) mais au-delà, à une construction du visuel par rapport aux cadres de l'Eº.

  • Ea et Eé forment un tout insécable (dans la forme artistique) et constamment l'un renvoie à l'autre et réciproquement (on verra que les relations sont beaucoup plus complexes puisque l'Ea est aussi en rapport étroit avec la narrativité et la circonstancialité). C'est ainsi que par exemple le vêtement noir posé par terre en Eé de la dernière case sert d'appui visuel pour renforcer en Ea la mise en abîme précédemment décrite... ce qui nous permet le constat que ce vêtement donc est un élément de plus qui donne la courbe de composition déjà dégagée. Seulement dégager une composition n'a jamais permis d'actualiser l'émotion particulière propre à une ouvre. Les lignes de construction d'une ouvre picturale classique permettent seulement de constater que l'artiste n'a pas travaillé au hasard (surtout quand on sait que l'époque voulait des constructions selon des lois spécifiques comme le respect du nombre d'or, etc). Une analyse rhizomatique seule permet par contre de dégager les relations internes de la production de l'émotion... d'où notre tentative.

  • Revenons à notre approche analytique de la planche en Eé. Que les personnages flottent est indéniablement rendu. Que la case verticale centrale pèse lourdement aussi. Que le bouton en bas à droite choit de même : le bouton est tombé. Mais même représenté comme il se doit comme ayant chu, il n'en finit pas moins de tomber toujours éternellement... Ceci parce que les personnages flottent, s'envolent, parce que la case centrale est résolument pesante, parce que le bouton est au plus bas dans la continuité des lignes amorcées par les bandes verticales... veritables lignes d'effets..., etc...

  • Les jambes de personnages d'ailleurs, dans ce flottement, répondent / questionnent les bandes verticales de l'Ea. Le placard métallique du vestiaire fait de même. Les barreaux jouent ce même rôle. Le texte... vertical, car écrit en japonais dans un des deux sens d'écriture existant dans cette langue... avec ses lignes l'élongation des syllabes : "Ooooo............ !" fonctionnent également de la même façon par rapport à l'Ea.

  • Tout texte de ce type (bulle, onomatopée, commentaire) est un étiquettage de l'Eé. Un étiquet-tage, dont une des spécificités est de prendre sa place physique dans l'Eé mais d'être dans l'Ea, peut-être manié avec une très grande souplesse et est utilisé ici avec beaucoup de finesse.

  • Dans cette écriture manuscrite dont le référent obligé est la tradition du poème qu'on écrit sur de petits cartons verticaux avec un pinceau de calligraphie, le texte n'est pas que la traduction de sons ou de paroles donnée dans le sens profond de la valeur poétique d'une écriture mais, renforçant non seulement notre courbe de construction, elle pose le rapport qu'elle a avec les "petits traits" qui rendent la figuration du sol du vestiaire : écriture discursive et écriture de représentation figurative. Autant dans l'Eé, le sol est rendu par ces petits traits, autant dans l'Ea, les "petits traits" de l'écriture discursive (mais pas seulement discursive... il y a le renvoi à la poésie !) imposent une matière particulière qui met en avant toute la valeur de la courbe de composition : la courbe de l'émotion (on verra en quoi plus loin).

  • Outre cela, un détail important : dans une approche primaire, la représentation figurative d'un lieu clos et sombre comme celui-ci se ferait par un dessin "sombre", par exemple comme avec la case verticale centrale, en posant une trame sombre. Or ici, il est très "clair". L'artifice de tramer le contour et la surface des choses dessinées (les pantalons, les godasses, etc) pour rendre l'ombre par le clair n'est pas suffisante ! C'est, encore une fois, dans le rapport de l'Eé à l'Ea que tout s'effectue : la vignette verticale centrale et sombre, le rectangle blanc en haut à gauche, le blanc à "graffiti" (le faux-blanc !) du sol du vestiaire, les bandes grises à droite... Ces quatre composantes à la fois de l'Ea et de l'Eé créent le "sombre" de la grosse vignette. C'est à cet égard que l'on dira que le rectangle blanc est moins un simple "fond" comme le voudrait la raison mais bien une case, une vignette, à part entière, mais sans Eé.

  • Je termine sur le bouton. Son isolement par rapport au reste des éléments figuratifs est évident : l'absence dans ce coin de la vignette de "traits du sol" provoque une mise en relief de cet endroit de l'image autour du bouton. Dans le contraste clair / obscur, le bouton s'en retrouve d'autant plus singularisé que le "nuage de blanc autour du bouton" ne fait que renforcer encore une fois la courbe de composition que l'on sait. Le bouton étant un noud de la narration... source de discordes amoureuses... il ne pouvait être autrement mieux disposé dans cette planche, dans son isolement et son autonomie relatifs.

  • Ce bouton, ces pieds, la position et l'action que l'on suppute de ces personnages, ce vêtement derrière le garçon (c'est le sien), le sol du vestiaire... tous ces éléments de l'Eé répondent également aux relations avec les autres espaces dégagées précédemment. Car le vecteur directeur est avant tout la narration : tous les éléments multinivellées quelque soit leur nature doivent être dis-posé pour servir la narration, ses enjeux et son authenticité, qu'ils soient expressions ou indices. La BD ne commence qu'avec des images disposées ensembles.

  • C'est à cet égard que la fonction de l'encadrement de l'Eé est fondamentale. Tout encadrement est une singularisation, et ce peut être tout type de singularisation : il ne s'agit pas seulement du cadrage et du cadre tracé (lequel fonctionne d'ailleurs sur le mode de la redondance : le dessin encadré dit : "il y a" et le cadre encadrant dit : "oui il y a" (ça va vous vous êtes pas trompé)) mais aussi du trait qui "dessine" le dessin... les éléments figuratifs, ou d'étiquettage. Ce peut être également dans une approche multiniveau... celui d'une fonctionnalité symbolique (étymologie anecdotique)... des singularisations fonctionnelles comme les bandes grises verticales (qui ne représente pas de contenu mais ont un contenu) ou le rectangle blanc (qui n'est ni dans l'Eé ni dans l'Ea mais fonctionne comme Eé et Ea) : le réseau des singularisations détermine une grande part de la forme créatrice de l'artiste dans son authenticité et sa richesse (9bis).

  • Nous constaterons d'emblée à cette étape de notre analyse la complexité du rhizome indiciel et qu'un laborieux travail de recherche des couches de niveaux du rhizome indiciel doit être entrepris si l'on veut approfondir et simplifier la compréhension et la maîtrise de la BD. D'aucuns diront que la création ne s'embarrasse pas des rigidités de la raison puisqu'elle se fixe d'elle-même ses propres libertés et que l'émotion n'est pas compatible avec la raison (10). C'est par ce biais toutefois que j'opère ma recherche en matière de création. Ça va : quand je vois que plus je travaille sur des ouvres comme Harzack ou le Garage, plus ça m'émeut, je ne vois vraiment pourquoi je cesserai de me faire ainsi plaisir ! À cet égard donc, ces écrits sont d'abord utiles pour moi. Et comme dirait l'autre, si ça peut me servir, ça peut servir à d'autres.

  • De cette première plan-che émane une éternité. Mais ce n'est pas l'éternité d'un Harzack : l'authenticité et la profondeur de ce chef-d'ouvre n'a d'égal que le génie mobiusien qui l'enfanta sereinement. Le chef-d'ouvre se distingue nettement de l'ouvre mineure en ce que cette seconde ne peut pas vivre des formes mises au monde par le premier. Si l'on met de côté la parodie qui développe une forme bâtarde (elle prend le raccourci spécieux de ne vivre que de quelques éléments de la forme parodiée, sans considérer l'ensemble du rhizome de cette forme), on constate que le chef d'ouvre s'inscrit dans la forme historique comme un centre de référence (à quelque niveau de référence que ce soit dans la forme créatrice du chef d'ouvre) et qu'une multitude d'ouvres mineures tournent et virevoltent autour. Au-delà d'un tel constat imagé, on comprendra à quel point l'ouvre mineure reste pauvre au point de vivre d'autres formes (artiste imitant tel artiste par exemple... Moreau pour ne citer que celui-là, ou même : la "suite" du Garage par Moebius et les Américains Shanower, Lofficier & Bingham) ou au point de ne développer qu'une forme certes autonome à 100 % mais à la forme créatrice dont l'authenticité pêche par une Intention (intension) limitée (les Peanuts par exemple).

  • L'éternité de cette planche manque d'authenticité à l'évidence... à l'évidance de la structure rhizomatique dont on ne tirerait que le peu de jus qu'elle actualise, eu égard bien sûr aux impératifs culturels du genre (le manga, le shoojo manga)... et impératifs car habitudes, convention, base non remise en question dans la production quotidienne de la BD par leurs auteurs.

  • Efficace cependant, cette "éternité"... aussi mécanique que la trame ou la linéarité sans plein ni délié des encadrements des éléments figuratifs... est encore un corollaire de la fonc-tionnalité du genre : l'éternité, ici, est éternité de quelque chose.

  • La BD ne montre pas. Sans quoi elle manque son objet (11). En BD, il se passe des choses et ces choses se passent dans le rapport entre deux images. L'Art de la BD consiste justement dans ce glissement entre images et relations entre images qui produit la circonstancialité.

  • Ce glissement se produit à tous les niveaux et selon la nature de la forme créatrice de chaque artiste. Cette éternité dont nous avons parlé en est une conséquence : il ne se passe rien ici !... Dehors, la vie continue (on joue au base ball), il y a du soleil, etc. Dedans, c'est l'anonymat, le silence, le rien... des pieds posés à plat sur un sol neutre... Il ne se passe rien et pourtant la circonstancialité a joué son rôle : il s'agit du principe narratif dont vit le shoojo manga, la mise en exergue constante de la vie intérieure des personnages.

  • Car il émane de cette planche on l'a vu une éternité de quelque chose. Mais éternité de quoi ?

  • Le garçon tout à coup (brusquement soudain...) prend la jeune fille dans ses bras...... éternité de cet instant où tout dans la tête de la jeune fille : le coeur caracole, la surprise est trop forte, le sang progresse à chaque systole comme s'il se mettait à bouillir... Tous ces événements sont mis en images en une véritable composition symbolique des états intérieurs : ce reflet de l'Eº dans l'Ea est non seulement intetionnel mais est cette part de l'Ea à susciter la narration. C'est ce qui est développé dans les planches suivante.

  • On l'a vu, toute la mécanique décrite jusqu'ici fonctionne pour servir cette narration. Or, la narration se fait en BD par la circonstanciation. Ainsi, dans cette planche c'est l'éternité de... l'état intérieur troublé... ce qui n'est pas déductible de soi mais toujours par rapport à autre chose, et cet autre chose d'être la suite : liminaire principal des circonstanciations qui vont suivre leurs superpositions, tout fonctionne merveilleusement bien parce que la planche pose les indices (lato sensu) narratifs qui vont trouver leur résolution petit à petit. Il s'agit-là bien d'une première planche authentique, autonome et définitive.

  • La BD n'est pas une "narration figurée" (A. Roux), une "expression icono-linguistique" (P. Ferran)... Bien sûr, le champ est large et certaines ouvres fonctionnant dans les limites d'un certain genre correspondent à de telles définitions. Le shoojo manga présentent bien sûr des spécificités de ce type, la particularisant dans la généralité théorique que nous tentons de dégager : produit d'une autre culture, il fonctionne forcément sur des principes qui ne sont pas ceux de la BD européenne. Ceci a été esquissé au tout début de cet essai. Y revenant, je dirais qu'étant un sous-ensemble du genre culturel "manga", il est d'autant plus spécifique et présente des particularités qui peuvent demeurer obscures à celui qui n'est pas familier dans le vécu à la forme manga et à la culture japonaise.

  • Que nos bandes grises verticales par exemple fonctionnent également comme véhicule mécanique de l'émotion est une des spécificités que le shoojo manga développe plus que tout autre genre. En effet, la progression de la mise en abîme qui correspond métaphoriquement à la progression de l'émotion du personnage... chaque "barre" est un élancement, un coup de systole, une émotion plus intense... dirige de même et selon ce même principe métaphorique l'émotion du lecteur : plus la barre est longue, plus forte est l'émotion ressentie, véritable visualiation de l'émotion qui est en train de vous prendre aux tripes. La technique de la visualisation des sportifs ou celle utilisée en méditation relève de cette même caractéristique du cerveau à vivre d'associations diverses.

  • L'intérêt de ce détail dans cette planche est dans la transformationdans les premières planches suivantes de cette progression métaphorique de l'émotion en l'étiquettage verbal du battement du coeur...

  • Comment passer d'une émotion vécue (en ce que la visualisation est un acte) à un étiquettage discursif sinon par association de niveaux différents voire incompatibles ? Le jeu de mot permet toutes les licences et toutes les métamorphoses : par référence aux indices de l'élancements comme d'un écho (de montagne), le son métallique de la batte en alu résonne... au rythme des battements du coeur ! ("kakinn" devient "dokinn"... onomatopée courante au Japon pour parler de l'émotion qu'on éprouve... peur, attente, etc... ou de la surprise, du choc...) : bien au-delà de la dérision, c'est la démonstration "par le mot" de l'état d'âme qui l'emporte sur la réalité extérieure... Ainsi donc nous n'y échapperons pas : tout dans cette mécanique est fonctionnelle au point de rallier même les subversions : tout doit concourir à narration, on l'a vu, et on ne cessera de le voir tant que l'on parlera de manga et plusparticulièrement du shôjo manga !...

  • Cela ne signifie nullement que le genre se prête aux calembours aussi aisément. Mais c'est là, à un autre niveau de considération, une des libertés licencieuses que peut se permettre le créateur qui vit dans la forme shoojo manga du fait de la pauvreté même du genre. Tout instant est occasion de rupture de l'intension car l'on sait tacitement que si l'on fait de la psychologie, l'on n'est rarement dans l'originalité et que c'est toujours une variation sur le même thème éternel de l'amour tabou, ingénu, etc. Dans une quotidienneté immanente et palpable toutefois, à observer les jeunes filles japonaises dans leur comportement, on finit par se demander où est la poule et où est l'ouf : est-ce le shoojo manga qui crée ces comportements, ces gestes, etc, ou est-ce par l'observation de son entourage que l'artiste fait réagir ses personnages...

  • En ce que le manga est proche du vécu quotidien (donc du vécu culturel) il s'attache à mettre en avant les lieux où il peut mieux se reconnaître au travers du lecteur (être culturel) : la forme manga contient les spécificités culturelles des Japonais puisqu'elle est fruit de cette culture. Les constantes ruptures (dont le kakinn / dokinn) proviennent de là. Le shoojo manga en arrive ainsi à moquer le formel institutionnel et culturel dans lequel évolue le lecteur. Ceci est bien sûr plus la spécificité de la japonité que de la BD.

  • Le shoojo manga vit des états intérieurs des personnages. Si la prédominance des gros plans faciaux est le signe de cette insistance sur la psychologie (merci narration !), on aura vu ici que ce type de repérage discursif "façon linguistique" est une rigolade à côté du complexe du rhizome indiciel que l'on cherche à dégager fort laborieusement. La BD n'est pas qu'un langage.

  • Il me faut maintenant traiter de la seconde planche pour corroborer un certain nombre d'assertions qui ont été faites à propos de la planche 1. La progression du rapport gris / blanc ne fait que reprendre en écho la progression de la première planche, mais l'écho n'est pas la reprise d'un même régulièrement et peu à peu atténué : une véritable opération de réduction indicielle a été éffectuée, rangeant en cette verticalité en progression les éléments contrastés disposés sur la surface de l'Eº.

  • La vignette supérieure est limitrophe de la vignette suivante : la case inférieure vient se poser sur elle, nivellant fonctionnellement l'approche psychologique précédemment développée : car cette seconde case tourne entièrement sur le "na..." de "nande" (pourquoi ?)... "Na" typographié, "na" non manuscrit, correspondant au type d'étiquettage habituellement pratiqué auJapon où en BD, tout texte est typographique... Sauf justement sur les ruptures comme celle dont je vous ai parlé tout à l'heure. La BD japonaise n'est pas la BD française et elle tient plus du roman en livre où tout est typographique : jene connais pas de roman publié grand public qui soit manuscrit !

  • J'aurais tout le loisir plus tard de délier les contractions cervicales de ces spécificités et de ses implications dans la comparaison manga / BD : cela donnera un éclairage nouveau et pas inintéressant pour lever les vieilles contreverses et les querelles d'école : pourquoi entends-je souvent dire que la manga, c'est 99 % de merde... affirmation posée souvent par ceux qui ne connaissent pas le japonais (la langue) et donc ne peuvent que s'en tenir à la plastique !...

  • Jamais la BD japonaise ne s'est prétendue à un 9e Art... la tradition des Beaux-Arts n'autair pu être nipponne... et parler de la BD avec un grand A (merci pour le A) en matière de manga est aussi déplacé que de dire de la musique classique "qu'elle manque de swing"...

  • Le manga et (a fortiori) le shoojo manga sont bien de la BD au même titre que comics et autres BD belges. C'est la nature du rhizome indiciel qui détermine les lieux de conjonction et de disjonction qui font qu'entre autres tels ou tels brins... nuages, localités... du rhizome ont été beaucoup plus développées par telle culture et non par telle autre.

  • Ce que nous avons fait ici à part la purée indigeste qu'elle doit représenter pour certains est une tentative de repérage dans le cadre d'une approche rhizo-mielle de la manière dont s'actualisent certaines formes indicielles en art, et plus précisément en BD, avec comme cobaye le shoojo manga. Notre tâche consiste à se détacher de cet a priori qui réduit l'art à un langage... Les repères étant sinon inexistants du moins douteux ou trop liminaires, alors je vous raconte pas. En tout cas, nous nous serons cantonné ici à ne relever que sa facette fonctionnelle (et non-artistique... au sens du kitch). Bien sûr, toutes les formes artistiques possèdent cette fonctionnalité. Seulement le shoojo manga s'en repaît à n'en plus finir, comblant par là la faiblesse (la pauvreté) de l'ensemble de la forme que ce genre déploie (il n'aurait d'ailleurs que cette facette !?...).

  • Ces quelques lignes sont évidemment les prolégolèmes d'une longue étude qui ne manquera pas d'être propédeutique. On pourrait en dire encore des pages et des pages sur ces planches. Toutefois je doute que j'y reviendrai, au shoojo manga non plus puisque comme je l'ai déjà spécifié au début, le thème ne fait pas partie de mes prédilections. Il est par contre certain que je ne manquerai pas de réemployer les outils dont j'ai ébauché les prémisses utilitaires afin de les affiner au fur et à mesure...

  • Quant au vocabulaire, comme je ne me suis pas donné la peine de l'expliquer pleinement, je suppose qu'il y aura incompréhensions et méprises... Qu'à cela ne tienne, écrivez-moi, je saurai comme ça tout ce qu'il me faudra reprendre au prochain ER, eh !...

    Taro OCHIAI.



    Cet article est tiré de l'Effet Ripobe n°1.2

  •      X